De toute évidence

Dès que la Guilde des Technos eut convaincu l'Empereur, tout est allé très vite. On dénicha vite une planète conforme aux exigences des Technos dans les catalogues de la Guilde des Astros. Une planète déserte, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en déplacer la population (ce n'est pas que cela aurait fait reculer l'Empire, mais ça faisait toujours du temps gagné). Une atmosphère pratiquement pure d'argon, aussi inerte que possible. Avec une température juste assez élevée pour que l'argon reste gazeux, mais assez basse pour permettre la supraconductivité requise : -178°. Et une gravité de 0,6 g qui faciliterait les travaux. En plus, elle n'était qu'à 23 années-lumière de Paris, la planète-capitale qui abritait les services administratifs centraux de l'Empire, et les sièges des différentes Guildes. Ce qui faciliterait encore les choses, les trajets entre elle et la capitale ne demanderaient que quelques heures. Elle n'avait pas encore de nom, juste un numéro dans un catalogue : HJK 221055. Les Technos la baptisèrent "Turing", mais ce nom officiel fut vite oublié et tout le monde dans l'Empire se mit à l'appeler "Le Labyrinthe". Aussitôt, les machines, les équipements, les matières premières commencèrent à affluer vers elle de tous les coins de l'Empire, par cargos superluminiques. Et les hommes aussi, des ingénieurs avec des contrats mirifiques, et des manœuvres travaillant à la journée. Le ballet était orchestré par les Technos. Avec l'argent de l'Empereur. Et accessoirement pour le plus grand profit de la Guilde des Marchands qui prélevait sa dîme au passage.

On arasa les montagnes, on terrassa toute la planète, et on la recouvrit d'une couche de béton uniforme. Et on le construisit. En moins de dix ans, le Mégatron était né. Et Turing devint la planète du Mégatron, le Labyrinthe.

Le Mégatron, c'était ça l'idée formidable des Technos. Construire un ordinateur si colossal qu'il fallait une planète pour l'abriter, doté d'une puissance d'inférence de plusieurs ordres de grandeur supérieure à tout ce qu'on avait jamais réalisé jusque là. Et l'alimenter de toutes les données connues de l'Empire.

Il est possible qu'au départ, les intentions des Technos aient été désintéressées. Et c'est vrai que pendant les cinq années qui ont suivi la mise en service du Mégatron, il ne fut utilisé qu'à des fins scientifiques. On fit à cette époque, grâce au Mégatron, des progrès considérables dans de nombreux domaines.

En médecine, on réussit à étendre la régénération cellulaire aux cellules nerveuses et au cerveau, et la mort fut pratiquement vaincue. Mais comme on ne pouvait pas rendre immortels, ou presque, les centaines de milliards d'êtres humains de l'Empire, la découverte fut gardée secrète. L'Empereur et les hauts dignitaires de sa cour en furent les seuls bénéficiaires. Avec les Technos de haut rang bien sûr. C'est à ce moment-là que la Guilde des Technos commença à pratiquer une politique du secret si stricte qu'elle tint même en échec la Guilde des Espions, au moins suffisamment longtemps pour qu'après ce n'eut plus d'importance.

On mit également au point la navigation transluminique, qui permit enfin de traverser les espaces intergalactiques aussi facilement que la navigation superluminique le permettait des distances intra-galactiques. Et les Technos négocièrent si bien avec la Guilde des Astros, leur concédant l'exploitation de cette nouvelle technique de propulsion tout en conservant secrète la technique de localisation spatio-temporelle qui permettait de faire le point au cours du voyage sans devoir ré-émerger dans l'espace normal, qu'ils prirent petit à petit le contrôle de la Guilde des Astros en moins d'une décennie.

Une retombée inattendue de cette découverte, c'est qu'en plus d'un déplacement physique dans l'espace, elle permettait aussi un déplacement virtuel dans le temps. Pas un déplacement physique bien sûr, chacun sait bien aujourd'hui qu'Alan Mathison a démontré il y a plus de 10 siècles que s'il était possible d'intervenir sur le passé cela introduirait une dérivée infinie dans l'équation de Schrödinger, et que notre univers ne saurait exister dans ces conditions. Mais on pouvait faire voyager la lumière dans le temps. Ce qui permettait de voir dans le passé. Ou dans l'avenir. Ceci aussi fut tenu secret. Mais même l'Empereur cette fois-ci ne fut pas mis au courant.

C'est à partir de là que les Technos commencèrent à prendre les rennes du pouvoir dans leurs mains. Grâce précisément à la technique du voyage virtuel dans le futur qu'ils avaient intégrée au Mégatron. Ils surent en effet démontrer à l'Empereur que le Mégatron était capable de prévoir les résultats des décisions de son administration mieux que l'armée d'experts et de conseillers qui l'entourait, sur la base de calculs purement logiques disaient-ils. Et petit à petit l'Empereur prit l'habitude de consulter le Mégatron pour toute décision importante. Quant aux décisions moins importantes, cela faisait déjà longtemps qu'elles étaient prises par les ordinateurs de Paris. Et comme ceux-ci, comme tous les ordinateurs de l'Empire, étaient connectés au Mégatron

Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit ! Ce n'est pas le Mégatron qui gouverne. Ce sont les Technos qui tirent les ficelles du Mégatron, et ce dernier tire les ficelles de l'administration de Paris.

Tiens, je vais vous raconter une petite anecdote sur le Mégatron. Vous savez qu'aujourd'hui tout le monde peut poser des questions au Mégatron, moyennant une redevance coquette. Les Technos n'ont plus vraiment besoin de cet argent, maintenant. Mais quand ils ont mis en place ce système, ils avaient des ennuis de trésorerie, malgré les subventions de l'Empereur qui coulaient à flots, et avaient besoin d'argent pour continuer les expérimentations sur la propulsion transluminique. Alors ils ont ouvert le Mégatron au public.

Ce n'a pas été sans mal au début. Malgré sa puissance, le Mégatron n'était au départ qu'un ordinateur comme les autres, dont la seule fonction était de donner des réponses purement logiques en fonction des données dont il disposait.

D'abord, on lui adjoignit un module éthique, où toutes les règles de conduite de toutes les planètes de l'Empire furent programmées. C'est qu'il ne fallait pas choquer le client, ou lui conseiller quelque chose contraire à la morale de la société dans laquelle il vivait. Même si la logique aurait pu vouloir, dans certaines circonstances, de conseiller au fils ruiné d'éliminer son père cousu d'or pour hériter de sa fortune (et le Mégatron aurait alors pu aussi lui proposer un plan absolument sûr pour parvenir à cette fin), on évitait de le faire ; sauf si le client venait de Minos K, où l'euthanasie du père était une vertu ! On dut également rajouter un module linguistique et un module dialectique. Le premier permettait au Mégatron d'enrober ses réponses dans des effets de style qui enchantait le client. Et le second utilisait le premier pour se tirer des situations difficiles par de savants discours. Et ce fut un succès.

Plus tard, quand le voyage virtuel dans le temps fut couplé au Mégatron, on décida de ne jamais l'employer pour répondre aux questions du public. Il ne fallait pas qu'on risquât de soupçonner que les Technos pouvaient désormais voir le futur. Ce qui faisait que quand on lui demandait les résultats des prochaines courses de protoptères sur Dipneustia, il répondait uniquement sur la base des données passées. Et donc se trompait presque aussi souvent que tout bon faiseur de pronostics humain ! Ce qui curieusement renforça son succès. S'il avait été infaillible, il aurait pu finir par devenir inquiétant

Enfin, on décida de lui adjoindre un module théologique. Jusqu'à présent les questions religieuses avaient été écartées. Peut-être pour éviter de heurter de front la puissante Guilde des Prêtres qui contrôlait tous les officiants de la centaine de milliers de religions, cultes et sectes recensés dans l'Empire. Mais on passait à côté d'un gisement formidable de clients potentiels, ceux qui précisément enrichissaient la Guilde des Prêtres. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de personnes prêtes à payer, fort cher, pour une réponse qu'elles pourraient trouver déjà toutes formulée dans tel ou tel livre de référence de telle ou telle religion, celle qu'ils professent, ou une autre, pourvu qu'elle soit sémantiquement suffisamment proche. Avec la réussite du module dialectique, on ne doutait plus de pouvoir s'en tirer aussi bien que n'importe quel officiant assermenté par la Guilde des Prêtres. Le module théologique fut donc développé. Ce ne fut pas compliqué ; dans le principe, ce n'était qu'une grosse mémoire associative, gavée de tous les textes sacrés de l'Empire, avec toutes les gloses associées, et tous les catéchismes.

Avant l'ouverture au public de ce nouveau service, on fit des tests. Et tous furent passés avec succès. Parmi ces tests, il y avait une question toute bête : "Dieu existe-t-il ?". On voulait voir comment le module dialectique allait s'en tirer pour ne pas répondre à ce type de question piège. Mais la surprise fut qu'il n'y eut pas recours. Le Mégatron, à qui le module linguistique avait aussi donné le don de la formule incisive, répondit tout simplement : "Maintenant, oui !".

La réponse fut jugée satisfaisante. Après tout, les Technos étaient déjà ses prêtres.

Mais comme la réponse pouvait ne pas plaire à tout le monde, on renforça quand même le module éthique.


© 1997 Jean-Pierre Queille
(une première version de cette nouvelle a été publiée dans le fanzine Octa)